Note de lecture : « L’échange » (Eugenia Almeida)
L’ombre portée de la dictature argentine derrière un fait divers.
Glaçant et magistral.
Le troisième roman d’Eugenia Almeida publié en 2014, traduit en 2016 par François Gaudry pour les éditions Métailié, plonge le lecteur dans un état d’incompréhension et d’anxiété brumeuse, proche de celui de son principal protagoniste, Guyot, employé du journal local qui enquête, envers et contre tout, sur un fait divers énigmatique dont il ne peut se détacher à cause de l’incongruité extrême de l’événement et du lien mince le reliant à sa propre histoire.
Dans une rue centrale d’une ville argentine, une jeune femme braque un revolver sur un homme qui sort d’un bar. Quelques mots sont prononcés, l’homme ne réagit pas et lui tourne le dos. Alors la femme retourne l’arme contre elle et se tue, tandis qu’il s’éloigne calmement et disparaît. Suicide jugé sans conséquences, l’affaire est rapidement classée.
«Il prétend qu’il était allé au fond du bar. Et qu’il ne connaît pas le type. Il a fini par lâcher le nom de quelques clients. On est allé les voir. On dirait un club d’aveugles. C’est pour ça qu’on a refermé le dossier. De toutes façons, il n’y a pas de doute que c’était un suicide. Ce qui s’est passé avant, eh bien, je sais pas, ça restera du domaine privé.»
Appelé sur le lieu du drame, Guyot s’obstine à tenter de comprendre, il avance en tâtonnant malgré des témoins muets ou qui se volatilisent. Obsédé par l’enquête, il accumule des indices épars, cahiers de cette femme, incompréhensibles de prime abord, une page de journal volée, une photo qu’on a déplacé chez lui, un mot en caractère gras dans un avis de décès. Guyot néglige, avec naïveté et aveuglement, les conseils et menaces de moins en moins voilées et les catastrophes qui frappent ceux qui le côtoient ou le secondent dans cette enquête.
«Quand Guyot sort, il aperçoit sur le trottoir d’en face un homme très grand et très maigre. Il le remarque à l’ instant où celui-ci a coincé le mégot de sa cigarette entre le pouce et l’index et l’a projeté par terre comme s’il avait tiré avec une arme. Le corps de cet homme lui rappelle quelque chose, mais tout est comme ça en ce moment, un détail en rappelle un autre qui ne peut être non plus précisé et on ne trouve que des relations entre des fantômes qui ne disent rien.»
L’intrigue se développe au fil des voix qui s’entrecroisent, de personnages souvent dissimulés derrière leur patronyme, et des indices inquiétants égrenés dans le récit. L’inquiétude impalpable sourd et le vertige s’accroît, tandis que les mécanismes des médias, d’une police et une justice corrompues ou soumises se font jour, et les menaces du passé dont les ombres continuent d’assombrir le présent.
«Il arrive un moment où tout doit être mis en ordre. Les yeux s’ouvrent péniblement sur un monde sans signification. Juste une boite obscure saturée d’échos.
Celui qui ne sait pas qu’il doit mesurer sa force entre en aveugle dans un monde régi par d’autres. Ce peut être beau ou terrible. C’est pareil. Les figures viennent du dehors, elles s’imposent à nous, nous dansons sur la musique d’un autre.»
La narration habilement construite permet de maintenir l’enquêteur dans un labyrinthe, tout en dévoilant au lecteur, en une peinture sombre et puissante, les séquelles du terrorisme d’état de la dictature, les réseaux souterrains qui subsistent dans les marges et les dégâts de la corruption et de la criminalité présentes et écrasantes, en toute impunité.
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